Thursday, November 19, 2009

L’Albanie veut « albaniser » ses toponymes slaves

Osservatorio sui Balcani [http://balkans.courriers.info/}
Traduit par Mandi Gueguen
Publié dans la presse : 10 novembre 2009
Mise en ligne : lundi 16 novembre 2009
On avait cru à une boutade. Mais voilà que l’Albanie veut mettre en place une commission gouvernementale pour albaniser les toponymes d’origines slaves. Et ils sont nombreux...

Par Marjola Rukaj

Depuis la proclamation de l’indépendance du Kosovo, les hommes politiques albanais n’hésitent plus à farcir de patriotisme leurs discours en cherchant à augmenter leur cote de popularité, sans cesse compromise par les graves problèmes internes de la politique et de l’économie en Albanie. Des œuvres publiques, des initiatives économiques, des débats sur les questions historiques et identitaires, ont été abordées dans une perspective exclusivement patriotique. C’est dans le cadre d’une telle rhétorique, qu’on a évoqué ces derniers mois même la nécessité de déslaviser la toponymie en Albanie.

C’est le Président de la République, Bamir Topi, qui a lancé l’idée pendant une visite de routine dans un village du Sud-Est du pays. On a cru à une gaffe de la part d’un président à court d’idées dans une visite de passage. Puis quelques mois plus tard, le Premier ministre, Sali Berisha, en a reparlé lors d’une des premières réunions de son nouveau cabinet. Il est même allé plus loin : « Nous devons ériger une commission qui se charge de la substitution de toute la toponymie slave du pays par les dénominations respectives d’origine albanaise existant avant l’invasion slave ».

La réunion portait sur la nécessité et la contrainte d’utiliser des dénominations albanaises pour les activités et les compagnies privées reconnues comme personne juridique en Albanie. Le Premier ministre a ainsi proposé que ladite commission passe en revue les dénominations actuelles et applique la censure lorsque nécessaire. C’est alors qu’il a rajouté à la liste la toponymie. Une déclaration tant inattendue que difficile à comprendre.

Un puzzle historique

Ce débat n’est pas nouveau. La très longue liste de toponymes slaves éparpillés dans tout le territoire albanais a toujours constitué une épine pour les intellectuels albanais, puisqu’elle mine leur thèse d’autochtonie et de la continuité entre les Illyriens et les Albanais, qui est au fondement même du nationalisme albanais et qui légitime l’existence de l’État-nation albanais.

L’affirmation du Premier ministre découle d’une thèse bien connue du nationalisme classique albanais. Selon ce dernier l’omniprésence de la toponymie slave est le fruit de l’invasion et de la répression subie par les Albanais de la part de divers états slaves voisins qui se sont étendus jusqu’aux territoires actuels de l’Albanie. L’opinion qui prévaut chez les politiques et les intellectuels albanais veut que la toponymie slave en terre albanaise ait été imposée par des souverains d’appartenance slave qui ont dominé de temps à autres ces zones des Balkans. Cette thèse repose sur la présence continue des Albanais, en tant qu’autochtones et victimes des ondes de migration des autres peuples des Balkans. On veut ainsi particulièrement et fermement exclure la présence en ces territoires des populations slaves, en réponse aux nationalismes à visée expansive des voisins.

Comme dans d’autres débats sur la culture et l’histoire albanaise, cela fait ressurgir la vision de statisme temporel des Albanais ethniquement, culturellement et géographiquement fixés, au point que cela coïncide avec la nation albanaise dans son acception moderne. Or, la question est très complexe, puisque le territoire albanais déborde de toponymes slaves, au point où les toponymes albanais, grecs, turcs et italiens figurent au rang de minorité.

L’idée de Sali Berisha d’instituer une commission chargée de leur substitution semble une tâche herculéenne, coûteuse et ridicule tant elle relève d’un nationalisme éculé et primitif. D’ailleurs, les toponymes grecs au Sud de l’Albanie ou bien ceux d’origine turque dans d’autres régions isolées ou encore ceux d’origine latine et italienne sur la côte albanaise, ne semblent pas donner autant de fil à tordre au gouvernement.

La proposition a laissé de marbre les analystes albanophones et n’a suscité le moindre débat. Les seuls commentaires sont venus de quelques journalistes ironisant sur un Premier ministre qui devrait commencer le travail par déslaviser le nom de son village natal, Vicidol. En revanche, la blogosphère albanophone et les forums nombreux ont accueilli avec enthousiasme et entrain cette nouvelle. Une mesure considérée par ces internautes comme nécessaire. Certains l’ont rapprochée à des mesures semblables entreprises par d’autres pays.

Un air de déjà-vu

La pratique n’est pas nouvelle en Albanie. Le national-communisme d’Enver Hoxha a aussi été marqué par diverses tentatives de déslavisation, surtout dans les régions du Sud-est du pays. D’ailleurs, les noms à consonance slave étaient aussi albanisés dans les communautés des minorités slavophones. Les moyens et les motivations passés et présents ont un vrai air de ressemblance dans leur intention d’interpréter le passé albanais à la convenance de l’identité nationale selon les grandes lignes du national-communisme.

Le fait que la question de la toponymie slave réapparait aujourd’hui, détone avec les affirmations continues du gouvernement albanais à niveau international de leur volonté de contribuer aux bons rapports de voisinage. Il conforte aussi la victimisation typique du nationalisme albanais qui attribue aux voisins la responsabilité de la contraction du territoire albanais. Or, cela concerne au-delà du seul territoire albanais, le Kosovo, où le problème de la toponymie est autrement plus présent. La substitution de la toponymie serbe y constitue, ces dernières années, une question majeure de la construction de la nation du plus jeune état balkanique. D’ailleurs le nom même de la nouvelle république a été problématique. Le défunt dirigeant kosovar, Ibrahim Rugova, proposait de la baptiser du nom de l’antique région illyrienne, Dardanie.

Dans la longue liste de problèmes qui enlisent la scène politique albanaise, peu de personnes prennent au sérieux les initiatives du Premier ministre albanais sur une question tellement accessoire. Toutefois, au-delà de tout cela, les affirmations de Sali Berisha ne font qu’alimenter et amplifier les clichés du nationalisme albanais, par médias interposés.

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